Port Royal des Champs

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1653 (mars) : Raisons qui ont porté la mère Angélique à sortir de la Juridiction de Cîteaux

Raisons qui ont porté la Mere Angelique à sortir de la Juridiction de l'Ordre de Cisteaux, écrites par elle-même, & envoyées par elle à Mr. Bignon, Avocat General, en Mars mil six cinquante-trois.

Je fus reçue en l’année 1599, âgée de huit ans en l'Abbaïe de St. Antoine des Champs, où le General de l'Ordre, Mr. de la Croix, me voulut donner l’habit de sa main. Treize mois après on me fit faire Profession en l'Abbaïe de Maubuisson ; ce fut Mr. de la Charité, par l’ordre de Mr. de la Croix General.

Huit mois après le même General prit la peine de venir à Port-Roïal faire prendre possession en mon nom de la Coadjutorerie, qu’il m'avoit fait assurer par l’Abbesse auparavant que je fusse Religieuse ; & Madame de Boulehart, Abbesse venant à mourir en Juillet 1601, que je n'avois que dix ans dix mois, un Vicaire de l’Ordre, Docteur en Théologie, nommé Bomereau, me mit en possession de l'Abbaïe au mois de Septembre, en suivant, Mr. le General me voulut donner la Bénédiction Abbatiale.

Pour assistance dans ma charge, il y avoit pour Confesseur un Religieux si-ignorant, qu’il n'entendoit pas le Pater en François, il ne sçavoit pas un mot du Catéchisme, & n'ouvroit jamais d’autre livre que son Bréviaire. Son exercice étoit d’aller à la chasse. Il y avoit plus de quarente ans qu’on n'avoit prêché céans, si non sept ou huit fois en la Profession de quelques Filles.

En 1604. au mois de Mars1 Mr. Boucherat, Abbé de Cisteaux, y fit la visite, &c nous laissa une carte de visite comme on l’apelle, dans laquelle il declaroit nous avoir trouvées en bonne observance ; quoique nous ne fussions pas en clôture, ni en Communauté, y aïant seulement quelque paix &c quelque bienséance de vie.

Nous ne communions alors que de mois en mois & aux grandes Fêtes à excepté la Chandeleur, à cause qu’il étoit alors le tems du Carnaval, que nous nous occupions à faire des mascarades dans la maison, &c le Pater s'occupoit à en faire avec les valets dont il étoit le chef.

On nous ordonna en 1603 d'envoïer aux grandes Fêtes, quérir des Ecoliers aux Bernardines pour nous prêcher. Mais c'étoit de si pauvres Sermons, que quoique nous fussions toutes très-ignorantes, ils nous servoient de risées.

Dieu nous fit la grâce en 1608. que quelques Capucins vinrent prêcher céans, qui nous donnèrent envie de nous reformer, & aussi-tôt nous trouvâmes oposition du côté de l'Ordre, par un Abbé de Morimont, qui est une des premières Filles de l’Ordre, & Vicaire General dudit Ordre2 : auquel aïant demandé qu’il fît rétablir l’observance pour le faire trouver meilleur à nos Sœurs ; aussi-tôt il alla, trouver mon Pere, pour m’empêcher de faire les reformes que je desirois, disant que nous étions fort bien comme nous étions, & qu’il n'étoit pas besoin d’en faire davantage.

Il est vrai qu’après, Dieu nous en continuant la volonté, Mr, de Cisteaux qui étoit alors Mr. Boucherat, ne nous empêcha pas, & je lui ai cette obligation, qu’il ne m’a jamais rien refusé de ce que je lui ai demandé : mais il ne pouvoit me donner ce qui m'étoit nécessaire, qui étoit de bons Confesseurs, n’en aïant point.

Je m'enquerois par tout avec grand soin des Religieux capables pour cela, & aussi-tôt qu’on m’en enseignoit, je les demandois ; mais toujours j'étois trompée, n’en aïant point rencontré un qui fût raisonnable. Non que je veuille dire qu’il n’y ait pas eû un bon Religieux dans tout l'Ordre ; mais tous ceux qui sont bons pour eux, ne le sont pas pour la conduite, &c sur tout pour celle des Filles ; & d’ailleurs quand un Religieux se trouve capable de la conduite, on l'emploïe aux charges des maisons d’hommes, & c’est une merveille que les Supérieurs de l'Ordre sçachant le peu d’hommes capables qu’ils ont, se veuillent charger des maisons de Filles, aimant mieux le mettre entre les mains de Religieux très-ignorans & incapables, pour ne dire pis, que de les laisser aux Evêques, qui sont les vrais & legitimes Supérieurs. Feu Mr. Boucherat qui voïoit bien que c'etoit une charge dont il ne se pouvoit acquitter, m’a dit dans le Monastère de Maubuisson, où il lui plût me mener pour le conduire, lorsqu’il fut obligé d’ôter l’Abbesse après l’avoir soufferte vingt ans dans des desordres extraordinaires, qu’il eût désiré d’être déchargé de tous les Monasteres de Filles. Il ordonna pour le règlement de cette maison tout ce dont je le priois : mais son Secrétaire venant à porter ses Ordonnances, conseilla, aux Religieuses de ne les point suivre, leur disant que Mr. de Cisteaux ne les avoit faites, que parce que je l’en avois prié. Ensuite on me donna un Confesseur, qui n’aïant ni pieté ni conduite, ne me donnoit aucune assistance pour reduire les Religieuses à leur devoir, & Madame l'Abbesse s'étant sauvée des Filles pénitentes, où Mr.de Cisteaux l'avoit mise, s'en revint, assistée de quelques Gentils-Hommes, se saisir de la maison où une Religieuse qui étoit de son humeur, lui ouvrir une porte dont elle avoit la clef dès auparavant qu’elle en eût été ôtée, aussi tôt le Confesseur m’abandonna & se rangea du côté de l’Abbesse déposée, me conseillant de quitter la maison, puisque la force m'y obligeoit. Ce qu'aïant refusé, ne croïant le devoir en conscience, l'Abbesse en sa présence m’en chassa par force avec trente Filles, que j’avois reçues par l'Ordre de Mr. de Cisteaux, qui me voulurent suivre avec trois des anciennes. Le Confesseur demeura avec l'Abbesse déposée, lui dit la Messe le lendemain, & écrivit en sa faveur à Mr. de Cisteaux, que puisqu’elle étoit revenue & étoit soutenue de Messieurs ses parens, il falloit chanter la Palinodie, c'étoient ses termes. Mais le lendemain Messieurs de la Cour de Parlement, aïant donné un Arrêt pour prendre l'Abbesse & me rétablir avec les Religieuses, & envoïé le Prévôt de l'Isle pour l'executer, l’Abbesse qui avoit fait démurer une porte de derrière, pour continuer ses anciennes coutumes, /176/ s’enfuit ; & le Confesseur effraïé se sauva par-dessus les murailles ; & se cacha chez les Pères Jésuites de Pontoise.

Je dis ceci pour faire voir quel secours & quelle conduite les Religieuses peuvent attendre des Religieux ; & je ne veux dire que ce qui leur manque pour nous conduire dans le bien, taisant les malheureuses inventions dont ils se servent pour le mal. Quand les Abbesses sont altières, les Confesseurs sont leurs valets, cela est si vrai que j'en ai vû un qui s'occupoit à planter les parterres de l'Abbesse, qu’il mettoit ses armes & ses chiffres. Un autre que j'ai vû porter la queue d'une Abbesse, comme font les laquais aux Dames du monde. Si les Abbesses sont dans l'humilité & le respect au Sacerdoce, comme elles doivent être, ils se rendent maîtres & tyrans ; en sorte que l’on oseroit, si on les croit, faire rien que par leurs ordres, qui sont souvent des desordres. Entre autres choses ils veulent toûjours qu’on plaide, & sur la moindre occasion font intenter de grands Procès, qui sont des occasions d’entretenir des Religieux Procureurs à Paris pour solliciter. Ce qui est aussi pernicieux à leurs ames que préjudiciables pour le bien des Monastères. Il me souvient que mon Pere vivant encore, un Conseiller de la Cour intenta un Procès contre nous pour le dixmage de cinq arpens de terre. Mon pere ne trouva pas notre droit assez clair, parce que qu’encore que nous puisions gagner ce Procès, dont il doutoit, le Conseiller ne seroit pas condamné aux dépens, & que si nous perdions, il pourroit bien nous y faire condamner ; que tout considéré, il falloit accorder, ce que nous fîmes, dont le Confesseur qui étoit lors céans, qui étoit cet ignorant qui n’eût sçû expliquer le Pater en François, se mit en grande colère, en fit ses plaintes a un Religieux qui vint des Bernardins, comme si j'eusse laissé perdre une grande partie du bien de la maison.

Au commencement que je fus céans, feu mon Pere se donna la peine de voir tous les titres de la maison, qui étoient en très-mauvais ordre, & comme il trouva du bien aliéné, celui qu’il trouva dont le tems n'étoit pas prescrit, il intenta Procès & le retira : mais comme il y en avoir quantité dont le tems étoit prescrit, il écrivit sur les liasses qu’il fit des titres, que le tems étant prescrit il ne falloit point entreprendre de Procès pour le retirer. Après sa mort un Religieux nous en fit entreprendre un que nous ne manquâmes pas aussi à perdre. Ce sont les bonnes instructions que nous recevons d’eux, de bien plaider. Un Religieux m'a dit une fois que quand on n'avoit pas de bons titres, qu’il en falloit faire, qu’il en avoit fait, & que cela étoit facile.

Je dois ce témoignage à la vérité, que j'ai reçû beaucoup d’assistance de feu Mr. Mauguier, Abbé de la Charmoye, que j'obtins de Mr. Boucherat pour Visiteur. Mais il ne pouvoit nous donner de bons Confesseurs, n'en aïant point. Si-tôt que Mr. Boucherat fut mort, Mr. Nivelle qui lui succéda, nous l'ôta, & nous menaça qu’il nous remettroit dans les coutumes de l'Ordre, & qu’il ne vouloit point de singularité. Ces coutumes étoient de manger de la viande, de n’être point en Communauté, de ne dire /177/ Matines qu’à quatre ou cinq heures, au lieu que la Règle l'ordonne à deux ; & enfin de ne la point garder à la lettre comme St. Bernard dit que l'Ordre de Cisteaux est obligé de le faire. Cela me fit résoudre de faire ce que je prémeditois, tant depuis que j'avois connu les obligations des Religieuses, & expérimenté par les abus commis en ma propre personne, par ma réception en l’Ordre & par ma Profession à la charge d’Abbesse, l'extrême difficulté de se sauver sous une telle conduite, sous des Supérieurs qui nous souffroient avec peine dans nos devoirs, & nous eussent accordé avec joie & aplaudissement de nous relâcher. Mr. de la Charmoye qui sçavoit mon dessein il y avoit long-tems, & qu’il apercevois si bien qu’il m'avoit fait écrire des passages de notre Pere St. Bernard, contre les privilèges d’exemptions de la juridiction Episcopale, ne se sépara point de nous pour l'avoir exécuté, voïant qu’il nous écoit absolument nécessaire, pour nous maintenir dans notre Observance.

Au commencement de notre Reforme nous étions tenues par la plupart des Religieux, comme des Schismatiques & des Novatrices, qui minoient les bonnes & anciennes coutumes de l'Ordre ; & si Dieu ne m’eût fait la grâce de posséder le cœur de toutes mes Sœurs, ils me les eussent soulevées & révoltées. Ces nouveautez consistoient à n’avoir rien en propre, ne point sortir, ni laisser entrer personne dans la clôture ; à nous habiller simplement & modestement, à ôter l'empoix ; à ne plus montrer nos cheveux, à ne plus porter de gants, de marques, ni d’autres afféteries de Demoiselles, ce qui les portoit à se mocquer de nous ; à reprendre l’abstinence, les jeûnes & les heures ordonnées pour le St. Office ; à ne plus aller au Parloir qu’y étant obligées, & le reste à quoi la Profession Religieuse nous oblige ; ce qui les portoit à nous apeller des embeguinées. Je ne parle point ici de ce que j'ai vû & sçû des crimes que les Religieux ont commis dans des maisons Religieuses de Filles où j'ai été, & de ce que m’en ont apris des Religieuses plus anciennes que moi, qu'elles avoient vû, & même de ce qui est arrivé par des Confesseurs dans des maisons reformées, parce que cela est trop scandaleux. Il suffit de dire que tout le monde sçait que tout l'Ordre, hors un tres-petit nombre de Monastères reformez ou reputez tels, contre lesquels le General de l'Ordre plaide, est dans toute sorte de relâchement, aïant non-seulement leur peculium particulier, mais faisant marchandise, tenant des fermes, allant à la chasse, &c le reste de même.

Je ne parle point de la dépense qu’ils aportent aux maisons ; car quoiqu'ils allèguent qu’il faut donner de plus grandes pensions aux Prêtres qu’ils apellent Séculiers, qu’aux Religieux qui se contentent du vivre & du vêtir. J’ai trouvé tout le contraire ; car outre que le vivre & le vêtir des Religieux se monte à tout ce qui leur plaît ; c’est un concours perpétuel de Religieux, qui se viennent rafraîchir dans les Monastères de Filles, & la table des Confesseurs est une très-bonne table d'hôtes. On y envoie des Bacheliers, dont il faut faire les frais du Doctorat. Il y a des Neveux des Confesseurs qu’il faut pourvoir & tant d’autres abus, que s’ils étoient écrits, ils étonneroient les Gens de bien, & feroient rougir ceux qui osent se présenter au Parlement pour demander le pouvoir de les continuer.

Sources : Supplément au nécrologe de l'abbaïe de Notre-Dame de Port-Roïal des Champs, s.l., s.n., 1735, p. 174-177.

 

1Pierre Guibert publie une carte de visite datée du 17 décembre 1604. Dom Nicolas Boucherat devint abbé de Cîteaux en octobre 1604 seulement.

2Claude I Masson, abbé de Morimond à partir de 1590, fut vicaire général de Nicolas Boucherat à partir de 1606.