Mémoire de l'évêque de Langres touchant les filles du Port-Royal et l'abbé de Saint-Cyran leur directeur (26 mai 1638). Je n'ay aucune aversion pour les filles de Port-Royal ny pour celles du Saint-Sacrement, avec lesquelles j'ay depuis deux ans aussi peu de commerce qu'avec les premières, et aussi peu avec les deux qu'avec celles que je ne vis jamais. Je leur ay donné l'abbé de Saint-Cyran, comme le croyant capable de les servir à la vie spirituelle, mais avant que l'avoir assez conneu. Ayant esté establi en cette conduitte, il a pris puissance sur les esprits, en quoy il a trouvé de la facilité par l'humeur des filles naturellement amies de changement et de nouveauté, surtout en Marie-Angélique Arnaud, alors supérieure dudit monastère du Saint-Sacrement, à laquelle l'abbé de Saint-Cyran ordonna de tenir secrettes les pensées qu'il luy communiquoit, et de me cacher la conduitte qu'il tenoit envers elles, quoy qu'il n'eust aucune auctorité sur ledit monastère, et que je l'eusse toute entière alors comme supérieur nommé par la bulle de leur eslablissement. Cette conduitte alloit à ne parler d'autre chose que de pénitence, à se tenir prosternée contre terre en divers endroitz du monastère, particulièrement au chœur, et à ne se confesser que rarement et communier encore moins. Ce qui a esté si avant que ladite Marie-Angélique Arnaud, quoyque supérieure, fut une fois cinq mois sans approcher de la sainte communion, et passa une année le Jour de Pasques sans communier pareillement. De toutes lesquelles choses elle ne me rendoit aucun compte, a cause des défences qui luy en avaient esté faites ; mais que Je ne laissois pas de le scavoir par les filles dudit monastère. Ladite Marie-Angelique prist tel goust aux discours de l'abbé et s'en remplist tellement l'esprit qu'elle ne parloit d'autre chose que de la primitive Église, des canons, des coustumes des premiers chrestiens, des conciles, des Pères et principalement de saint Augustin, qu'elle en entretenoit mesme les femmes qui l'alloient visiter, lesquelles s'en sont mocquéez comme d'un entretien extraordinaire et inutile pour elles. Estant adverti de cette manière de traitler avec le prochain peu /30/ capable de telz discours, j'en dis charitablement mon advis à ladite Marie-Angélique, mais assez inutilement, parce qu'elle m'entreprist moy-mesme sur les mesmes points, m'alléguant à tout propos saint Augustin de la grâce et saint Paul de la prédestination, avec tant d'extravagance qu'il estoit facile de juger qu'elle en parloit seulement par ouy dire et sans aucun fondement. Et d'autant que sur ce point, non plus que sur quelques autres qui regardoient la conduitte et les maximes dudit abbé, je ne m'accordois nullement avec luy, estant esloignées de l'usage et des sentiments présents de l'Église, de là nasquist la violente aversion dudit abbé contre moy, jusque-là que parlant un jour à une fille dudit monastère du Saint-Sacrement, il luy dit, transporté de cholère, que sa doctrine estoit bonne et qu'elle ne pouvoit estre combattue que par les ignorans ou par ceux qui n'avoient pas estudié les Pères, les conciles et les maximes de la primitive Église. Cette aversion s'est augmentée lorsqu'il a sceu que je révélois ses mystères cachez, c'est-à-dire ses pensées plus secrettes sur certains points de doctrine comme : que le concile de Trente n'estoit pas un vray concile ; que le sacrement de pénitence n'effaçoit pas les péchez ; que la communion avoit plus de vertu que la confession pour l'effacement desditz péchez et pour disposer les hommes à bien mourir ; par conséquent qu'il estoit plus important de donner le saint sacrement aux personnes qui estoient en danger de mort, comme aux pestiférez, que de leur administrer le sacrement de pénitence ; que la confirmation, le sacrement de l'ordre, la consécration épiscopale effaçoient les péchez quant à la coulpe et à la peine, aussi bien que le sacrement de baptesme ; que les paroles de l'absolution n'estoient pas opératives, mais déclaratives seulement de leur effect; que la contrition estoit absolument nécessaire au sacrement de pénitence pour la rémission des péchez, et que l'attrition avec le sacrement ne suffisoit pas ; que les paroles du concile de Trente en cette matière se dévoient entendre de la contrition, ainsi que quelques docteurs de Louvain l'expliquoient, ou bien qu'il falloit dire que le concile avoit erré en ce point, et c'estoit là-dessus qu'il disoit qu'on ne devoit point adiouster de foy à ses décisions, parce qu'il n'avoit pas esté célébré avec les formes des anciens conciles. Pour toutes ces raisons ledit abbé s'est esloigné de moy, et sa fille spirituelle à son imitation, et d'autant qu'au monastère de Port-Royal, il y en avoit plusieurs qui ne goustoient pas cette nouvelle conduitte, et que trois ou quatre entre autres se roîdisaoient davantage contre les maximes de l'abbé et de sa disciple, s'arrestant avec quelque fermeté aux choses qu'elles avoient apprises de leur commu /34/ nication avec moy. Ladite Marie-Angélique obligea l'abbesse dudit Port-Royal, sa soeur, de me prier par une lettre de ne les aller plus veoir, alléguant pour toutes raisons que j'avois une conduitte trop douce pour elles, qui les entretenoit en leurs mauvaises habitudes, lesquelles n'estoient pourtant mauvaises que parce qu'elles ne s'accommodoient pas à leurs maximes, les filles estant d'ailleurs fort vertueuses et de grande édification à la communauté. Mais cette raison n'estoit pas la principale en leur esprit ; il y en avoit une autre qui les engageoit davantage à procurer cet esloignement, espérant par ce moyen de ramener a leur conduitte les filles qui tesmoignoient en avoir de l'aversion. Quant a ce qui est des contentions entre ledit abbé et moy, il n'y en a eu aucune, n'ayant eu depuis deux ans chose quelconque à démesler avec luy, ce qui sera aussi peu à l'advenir, ayant en diverses rencontres reconnu son esprit outrageux et violent, sans nul respect aux personnes qui font la moindre opposition a ses penséez, quoyque fondées en de puissantes raisons. Si Son Eminence en veut scavoir davantage, l'abbé de Prières, docteur des Bernardins de Paris, homme scavant et de bon esprit, qui a l'honneur d'estre secrétaire de Son Eminence en l'ordre de Cisteaux, l'en pourra informer, ayant eu d'assez particulières communications avec ledit abbé pour en scavoir encores plus que moy. Je soubsigné Achilles de Harlay, évesgue de Saint-Malo, reconnois que le mémoire cy-dessus m'a esté envoyé tel qu'il est escrit, il y a trois ou quatre mois, par monseigneur l'évesque de Langres. Faict à Ruel, ce 26 may 1638. Signé : de Harlay, évesque de Saint-Malo. Collationné à l'original. No/res gardes nottes du Roy, SOUDEE, FIEFFE
Sources : F.-T. PERRNS; "Sur une page incomplète de l'histoire de Port-Royal", Revue historique, n°52, mai-août 1893, p. 29-31. |